De 1942 à 1948, Madagascar a connu deux événements qui ont profondément marqué la population : en mai 1942, pour prévenir une éventuelle invasion japonaise, les troupes britanniques débarquent sur la Grande île et se heurtent aux Français, qui ne reprendront le pouvoir qu’après une violente protestation du général de Gaulle (mai 1943). Puis, en 1947, un mouvement insurrectionnel de la population malgache éclate, lié à la mauvaise prise en charge de la misère locale par le pouvoir colonial, sévèrement réprimé par la France (1947-1948).
Pour procéder à la constitution des dossiers et à l’évaluation administrative de l’indemnité de reconstitution à allouer à chaque sinistré de ces deux événements, le Haut-Commissariat à Madagascar (HCM) crée un service des dommages de guerre et de rébellion. Ce sont les 11000 dossiers de ce service, conservés aux ANOM (41 HCM 1-152) qui permettent de jeter un éclairage sur la situation sociale, économique et politique de la population malgache au sortir de la guerre.
En juin 1939, le gouverneur Marcel de Coppet cède son poste à Léon Cayla jusqu’en avril 1941, alors remplacé par Armand Annet. Le gouverneur général Annet, imprime l’esprit de Vichy sur l’île rouge. La même année est fondé le Parti nationaliste malgache (PANAMA). Les britanniques débarquent sur l’île en 1942 (opération Ironclad) : à Diégo-Suarez le 5 mai, Mayotte le 3 juillet, Majunga, Morondava et Nosy-Bé le 10 septembre, Tamatave le 18 septembre, Tananarive est occupée le 23 septembre, Tuléar le 29 septembre, Antsirabe le 2 octobre, Fianarantsoa le 29 octobre, Manakara le 2 novembre… Mis à part la bataille de Diégo (du 5 au 7 mai), où avant de se rendre, les forces françaises perdent 171 hommes, et infligent 121 pertes aux forces de débarquement, on assiste à une « drôle de guerre », les forces vichystes de l’île mènent « une opposition passive », sur le modèle malgache de la Reine Ranavalona III lors de l’invasion française, battant en retraite sur toute la longueur de l’île, faisant sauter 58 ponts, pendant une campagne qui dura 56 jours, ponctuée de quelques accrochages militaires entrecoupés de négociations, pour aboutir le 6 novembre 1942 à l’armistice d’Ambalavao. Suite à l’accord du 14 décembre 1942, entre Charles de Gaulle et Anthony Eden, sur l’administration de Madagascar, les Anglais remettent le pouvoir entre les mains des représentants de la France Libre, dont le général Legentilhomme, qui est remplacé en mai par le Gouverneur général de Saint-Mart.
En 1943, Monja Jaona fonde, à Manakara, la société secrète JINY (qui deviendra la JINA en 1946). En février 1946, sont créés le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) et la JIM (Jeunesse Idéale Malgache), branche jeunesse du MDRM, par le pasteur Ratrema. Le MDRM s’impose rapidement comme le principal parti politique indigène. Il doit cependant compter avec la concurrence, dans les régions côtières, du parti des déshérités de Madagascar, le PADESM. Ce dernier parti est appuyé par l’administration française. Le 7 mai 1946, la loi Guèye est adoptée (no 46-940 elle tend à proclamer citoyens français de l’Union française tous les ressortissants des territoires d’outre-mer). Lors des élections législatives de novembre 1946, J. Raseta, J. Ravoahangy et J. Rabemananjara sont élus députés à l’Assemblée nationale. Alors que l’on assiste, la même année, au retour des tirailleurs malgaches.
Au niveau économique la situation de Madagascar est délicate :
effort de guerre, blocus maritime, puis effort pour la
reconstruction, misère endémique et entretenue par le système
colonial, création malencontreuse de l’Office du riz qui
devait résoudre les famines, mais ne fera qu’augmenter le prix du riz…
Dans ce climat, se déclenche la nuit du 29 au 30 mars 1947,
à Moramanga, le début d’une insurrection qui va s’étendre sur
les provinces de Fianarantsoa, Tamatave et Tananarive
(ces provinces sont alors les plus densément peuplées).
Elle prendra fin en novembre 1948, suite à la fin de la
répression des insurrections.
En dehors des dégâts matériels que l’on retrouve dans la
sous-série 41HCM, le résultat le plus dramatique des hostilités
est celui des pertes humaines considérables : l’état-major
français a d’abord reconnu le chiffre de 89 000 victimes à
la fin de la pacification, puis après enquêtes (1950 et 1952)
le chiffre de 11 200 morts est avancé (dont 550 étrangers
et 1900 malgaches victimes de l’insurrection). Ces chiffres
contradictoires suscitent encore aujourd’hui d’âpres polémiques.
Les débarquements des forces militaires britanniques permettant la prise de Madagascar et mettant fin au régime de Vichy sur l’île, ainsi que « la rébellion » (terme utilisé par l’administration française pour désigner la période 1947-1948), « l’insurrection », ou le tabataba (terme malgache utilisé par les Malgaches pour désigner la période 1947-1948, signifiant : grands bruits, émeutes, désordres) ont, par les pertes et les dégâts engendrés lors de ces guerres, donné naissance au Service des sinistrés de la rébellion et des dommages de guerre, issu de la Direction des finances et de la comptabilité du Haut-commissariat de la République française à Madagascar (HCM). Le premier Haut-Commissaire, Marcel de Coppet, reprend son poste le 19 mai 1946 à Tananarive (il avait été Gouverneur général de Madagascar de 1939 à juin 1940).
L’indemnisation
41 HCM : cette cote archivistique mystérieuse désigne,
avant classement, 30 mètres linéaires (m. l.) de documents.
Après traitement, cette sous-série compte désormais
quelque 20 m. l. de papiers mis en chemises sanglées
et en boîtes de conservation sur les rayonnages des
ANOM. La majeure partie des documents intéresse la
période de 1947 (environ 11 000 dossiers individuels
de demande d’indemnisation).
Les dossiers de la constitution et du fonctionnement
des comités et commissions créés à cette occasion
permettent, à partir du printemps 1947, de mesurer leur
action de façon très précise dans un cadre juridique clairement posé.
Le cadre juridique est commun pour les indemnisations de
1942 et 1947, mais pour les sinistrés de 1942, une autre
indemnisation a visiblement été versée par les Britanniques,
elle apparaît dans certains dossiers en étant désignée par
l’administration française sous les termes suivants :
« Claims Commission » ; cette commission spécifie
qu’« aucune réclamation ne pourra être faite par un
membre quelconque des forces françaises ». Cela explique
sans doute le nombre important de dossiers de militaires
français demandant réparations suites aux débarquements
anglais, par rapport aux dossiers de 1947.
En plus de cette spécificité, les sinistrés de 1942 peuvent
compter sur les ordonnances du 4 juillet 1943 et du 2 octobre
1943, relatives à la réparation des dommages causés par les
faits de guerre dans les territoires de l’Empire.
En pratique, et suivant l’application des textes, en dehors
des délais de déclarations des pertes, les remboursements
sont versés en tranches par quart et s’étalent sur 10 années.
Cette lenteur de l’Administration dans le remboursement des
sinistrés, ou de leurs héritiers, est visible dans la
correspondance que l’on peut trouver dans les dossiers.
Pour les sinistrés les conditions concrètes et matérielles
de l’indemnisation sont caractérisées par la lenteur
désespérante des remboursements et parfois aussi un
certain sentiment d’humiliation vécue à travers les
procédures administratives : interrogatoires lors des
commissions, enquêtes, pièces justificatives, etc.
Les objets somptuaires, c’est-à-dire non utilitaires,
tels que bijoux et argent liquide ne sont pas pris en
compte donc non remboursés. La majorité des sinistrés
étaient en zone rurale, il faut comprendre que la présence
d’agences bancaires était inexistante. En conséquence
les habitants conservaient l’argent liquide chez eux.
Par le sondage qu’il permet dans la société coloniale
malgache ce fonds intéresse l’histoire sociale. La liste
des métiers énumérés dans le champ « Fonction et/
ou qualité », à elle seule donne une image détaillée de
cette société pour l’aire géographique des rébellions.
Premier constat, ces dossiers concernent en majorité des
Malgaches. Les premières victimes sont des Malgaches pour
le nombre des dossiers, car pour les indemnités, c’est l’inverse.
Les indemnisés
L’étude de l’occurrence des professions sur l’ensemble
des dossiers montre une majorité de cultivateurs ruraux.
Sur environ 9 500 dossiers, on dénombre près de 3000
cultivateurs, planteurs, éleveurs (et leurs conjoints).
Il faut souligner que les doubles professions, voire
triples, sont fréquentes (planteur-commerçant par exemple),
mais rarement mentionnées dans les dossiers, elles se
comprennent à la lecture des biens perdus. Celle indiquée
est celle de l’activité au moment du sinistre. Dans tous
les cas, la grande majorité cultive, ou fait cultiver la
terre (60 notables, 1677 propriétaires et 13 concessionnaires).
La deuxième famille professionnelle la plus touchée en
nombre de dossiers représente les commerçants (862 dossiers),
avec une part très importante de commerçants Chinois
(314 dossiers), et Indo-pakistanais (17 dossiers).
La structure administrative coloniale se dessine aussi
à travers ces dossiers où toutes sortes de fonctionnaires
apparaissent. Les instituteurs et les forces de l’ordre
constituent des catégories particulièrement sinistrées
parmi les fonctionnaires (25%). En plus des dossiers
individuels, on peut signaler un dossier général relatif
aux indemnités pour les anciens militaires malgaches sinistrés.
Cette impression semble être confirmée par le télégramme
du 12 mars 1951, adressé par le chef de la Province de
Fianarantsoa au directeur des Affaires politiques.
Cette volonté politique d’honorer une profession sans
doute fortement divisée lors de l’insurrection, peut
interroger sur le rôle, ou la place qu’elle y a joué,
sans doute moins important que le retour des tirailleurs
malgaches sur le terrain, mais tout autant dans les consciences.
Les artisans et employés (550 dossiers) constituent
enfin le quatrième lot le plus important, sous diverses
dénominations (employés, couturières, charpentiers,
cuisiniers, domestiques, cycliste…).
La double activité est fréquente également chez les
fonctionnaires, par exemple le dossier de ce colon,
planteur en brousse, qui fait également office de
receveur des douanes les jours de marché ou de cet
administrateur faisant cultiver les terres autour de
sa résidence secondaire.
Les religieux sont présents dans cette liste professionnelle soit individuellement (63 dossiers), soit au nom de leur congrégation notamment pour les confréries étrangères : la London Missionary Society, la Mission luthérienne Norvégienne protestante et la Mission anglicane. Il est à noter que certains dossiers ont été constitués par des personnes illettrées, ils sont repérables dans les dossiers par l’empreinte digitale qui remplace la signature et la mention écrite « Illettré ».
Conclusion
Ces documents issus de l’administration française
présentent la « rébellion » de 1947 comme essentiellement
constituée de pillages. Si en effet les insurrections
de 1947 ont donné lieu à des pillages, cela traduit
sans doute le fait que l’énorme majorité de la population
se trouvait dans une situation de grande misère. Ces
dommages ne doivent pas occulter le très ancien et fort
esprit de résistance des Malgaches à l’occupation française,
comme en témoignent les soulèvements et l’existence de
sociétés secrètes dès le début du XXe siècle.
Le système colonial couplé à l’insularité malgache a
exacerbé le sentiment national. Mais il ne faut surtout
pas réduire les documents de ce fonds à de simples
« dossiers des colons et de leurs « collaborateurs »
malgaches ». Par la minutie administrative imposée par
les textes, par les détails qui affleurent des dossiers,
le quotidien de cette société coloniale apparaît avec
précision. Ces archives dressent le portrait d’une société
coloniale rurale et violente. L’objet de cette présentation
n’est pas de préciser le nombre total de morts des
insurrections et de la répression, mais plutôt d’éveiller
l’intérêt de certains chercheurs et de faciliter
l’utilisation de l’inventaire pour l’étude de cette période
de l’entre-deux-guerres malgache.