La bataille de Dakar, 23-25 septembre 1940

Le face à face de Gaulle-Boisson

En 2017, les descendants de Pierre Boisson ont remis en don aux Archives nationales d’outre-mer des papiers personnels provenant de l’ancien haut-commissaire de l’Afrique française. Ce fonds, disparate, contient une abondante correspondance privée, des papiers administratifs ainsi que des photographies. Cet ensemble complète le fonds déjà présent aux ANOM sous la cote 30APC, constitué de documents rassemblés par Pierre Boisson lui-même afin d’assurer sa défense devant la Haute Cour de justice en 1948.

Cet ensemble exceptionnel permet d’évoquer un épisode méconnu de la Seconde Guerre Mondiale : la bataille de Dakar, qui eut lieu du 23 au 25 septembre 1940, et qui opposa d’un côté les Forces françaises libres (FFL) du général de Gaulle et les forces britanniques, de l’autre les forces fidèles à Vichy dirigées par le gouverneur Boisson.

Cet épisode marqua profondément les destins de Boisson et du général de Gaulle.
Pierre Boisson (1894-1948)
Ce fils d’instituteur, né en 1894 en Bretagne, est lui-même maître d’école lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Appelé sous les drapeaux en 1914, il est blessé deux fois et réformé, amputé d’une jambe. Apprenant l’existence de l’École coloniale, il y entre sans concours dans la promotion des mutilés et devient administrateur de 1918 à 1924. Il réussit le concours de l’Inspection coloniale et effectue plusieurs missions en AOF et en Indochine. Albert Sarraut, dont il a été chef de cabinet, le nomme secrétaire général en AOF en 1933. Boisson entre alors dans le corps des gouverneurs. Il devient haut-commissaire de la République au Cameroun en 1936, et gouverneur général par intérim de l’AOF en 1938. Il est nommé le 2 mai 1939 gouverneur général de l’AEF, en poste à Brazzaville, puis le 25 juin 1940 haut-commissaire en Afrique française. Sa ligne de conduite sera désormais la fidélité au gouvernement de Vichy et à Pétain en particulier, dont il applique les mesures antisémites. Il est président de la Légion française des combattants d’Afrique noire et met en place fin 1941 le Service d’Ordre Légionnaire (SOL). Des mesures répressives sont appliquées, des exécutions capitales ont lieu. Boisson a aussi la volonté de préserver l’Afrique de toute incursion étrangère ; mais le ralliement du Tchad, du Cameroun et du Congo-Brazzaville à la France libre (août 1940) porte atteinte à son autorité de haut-commissaire. C’est dans ce contexte troublé qu’a lieu la tentative de débarquement gaulliste et anglais à Dakar, épisode déterminant dans la carrière de Pierre Boisson. En novembre 1942, après le débarquement en Afrique du Nord, Boisson et l’AOF rejoignent les Alliés. Avec les accords Einsenhower-Murphy-Darlan-Boisson du 7 décembre 1942, l’AOF et le Togo entrent officiellement en lutte contre l’Axe avec les troupes américaines, britanniques et françaises d’Afrique du Nord. Boisson fait d’abord partie du Comité français de Libération nationale (CFLN) créé le 3 juin 1943 aux côtés de Giraud et de de Gaulle avant de le quitter trois semaines plus tard sous la pression des gaullistes. Lorsque de Gaulle devient le seul président du CFLN (2 octobre 1943), la pression sur l’ancien gouverneur s’accentue. Il est traduit devant la commission d’épuration à Alger ; assigné à résidence puis arrêté après son inculpation pour trahison devant le tribunal militaire d’Alger, il est révoqué sans pension, exclu de la Légion d’honneur. Transféré en France et incarcéré à Fresnes pour être traduit devant la Haute Cour de justice de Paris, Pierre Boisson décède subitement le 20 juillet 1948, avant son procès. Sa veuve obtiendra en 1957 l’annulation du décret portant révocation sans pension.
Le contexte
Le 18 juin 1940, lorsque Pétain appelle à cesser les combats, les possessions coloniales deviennent un enjeu majeur pour la suite du conflit et l’avenir de la France. L’Afrique française reste en guerre car les différents gouverneurs, laissés sans instructions, expriment leur volonté de poursuivre la lutte auprès des Anglais. Pierre Boisson, alors gouverneur de l’AEF, est prêt à prendre la tête d’un bloc africain. Mais le général Noguès, résident général de France au Maroc et commandant en chef des Forces françaises d’Afrique du Nord, se rallie à l’armistice. Le 25 juin 1940, Pierre Boisson est nommé par décret haut-commissaire de l’Afrique française, prenant sous son autorité l’AOF, l’AEF et les territoires sous mandat du Togo et du Cameroun. Boisson devient l’homme fort de l’Afrique et ne répond pas aux sollicitations de de Gaulle. Il rejoint son nouveau poste à Dakar le 23 juillet 1940.
États de service de Pierre Boisson. FR ANOM Contrôle 177
Dakar
Pour éviter que la flotte française tombe aux mains des Allemands, l’Angleterre avait détruit une escadre dans la rade de Mers el Kébir (3 juillet 1940). Une partie importante de la flotte mouille à Dakar, notamment le cuirassé Richelieu qui, avec le Jean Bart, est ce que la flotte française a de plus puissant. La ville dispose de moyens militaires considérables, de batteries côtières appuyées de plusieurs escadrilles d’aviation.

Télégramme officiel de ralliement du Tchad à la France libre, signé d'Éboué et Marchand le 26 août 1940.
FR ANOM 165 APOM 1

Télégramme de Boisson à Vichy, 1er septembre 1940.
FR ANOM Tel 685

Privé de l’Afrique du Nord, et un mois après le ralliement à la France libre de trois colonies d’Afrique équatoriale française, du Tchad (26 août), du territoire sous mandat du Cameroun, de l’Oubangui-Chari (27 août) et du Congo-Brazzaville (28 août), le général de Gaulle a besoin d’une assise territoriale forte et pense avec Churchill pouvoir prendre le contrôle politique et militaire de l’AOF, partie de l’Afrique la plus peuplée et la plus riche, restée fidèle à Vichy. Churchill veut éviter à tout prix que la Marine française ne tombe entre les mains de l’Axe et que Dakar ne devienne une base avancée. Il désire également mettre la main sur les 1000 tonnes d’or que la Banque de France a envoyées à Dakar.
Le principe de l’attaque est arrêté le 6 août par de Gaulle et Churchill. Trois scénarios ont été envisagés. Facile (Happy) : Dakar se rallie immédiatement ; délicat (Sticky) si des résistances armées se manifestent ; mauvais (Nasty) avec un affrontement violent entre les deux camps. Dans ce dernier cas, un débarquement des forces armées est prévu sur les plages du voisinage immédiat.
A Dakar, les forces vichystes sont placées sous les ordres des généraux Barrau et Gama et de l’amiral Landriau.
La bataille
« D’un côté la jactance, la méconnaissance de la vraie France, pour aboutir à l’échec. De l’autre, la défense de la plus juste des causes, peu de paroles, des actes et la victoire » (Weygand).
La force M, commandée par l’amiral anglais Cunningham, appareille de Liverpool le 31 août. Elle se compose pour les Anglais de 4500 hommes, de deux cuirassés le Resolution et le Barham, du porte-avion Ark Royal, de quatre croiseurs et de dix destroyers ; pour les Français libres de 2400 hommes embarqués sur le Westernland et le Pennland, de trois avisos, le Savorgnan de Brazza, le Commandant-Dominé, le Commandant-Duboc. Initialement dénommée Scipio, l’opération Menace débute le 23 septembre au lever du jour. De Gaulle dépêche vers Ouakam deux avions qui atterrissent après avoir largué des tracts annonçant l’arrivée du général de Gaulle à la tête de ses troupes « pour renforcer la défense et ravitailler Dakar ». Les deux pilotes sont arrêtés et emprisonnés. Au même moment, de Gaulle diffuse un message radiotéléphonique annonçant l’arrivée de parlementaires.

Agenda de Pierre Boisson.
FR ANOM 250 APOM

« Le général de Gaulle arrive avec ses troupes pour renforcer la défense de Dakar et pour ravitailler la ville. Une puissante escadre anglaise et de nombreuses troupes britanniques sont là pour l’appuyer. Le général de Gaulle vient d’envoyer des officiers de son état-major auprès des autorités de Dakar : Gouverneur général, Amiral commandant la Marine, Général commandant supérieur. Cette délégation du général de Gaulle a mission de demander le libre débarquement des troupes françaises et du ravitaillement. Si tout se passe bien, les forces britanniques n’auront pas à intervenir et ne débarqueront pas. Tous les officiers, soldats, marins, aviateurs, habitants de Dakar doivent s’employer à faciliter cette opération de salut ».
Mais les forces britanniques et françaises au large de Dakar sont dans une brume épaisse, ce qui ne permet pas d’impressionner les défenseurs de la ville.

Note de de Gaulle en rade de Dakar, 22 septembre 1940.
FR ANOM 30APC 2

Télégramme de Boisson à Vichy, 23 septembre 1940.
FR ANOM Tel 685

Note de de Gaulle sur la mission des parlementaires, 22 septembre 1940.
FR ANOM 30APC 2

Note de de Gaulle sur la mission de d’Argenlieu, 22 septembre 1940.
FR ANOM 30APC 2

Compte-rendu du chef de bataillon Gostcho sur la mission des parlementaires, 23 septembre 1940.
FR ANOM 30APC 2

Deux embarcations, sous le commandement de Thierry d’Argenlieu, sont mises à l’eau devant Gorée par l’aviso Savorgnan de Brazza. Elles pénètrent dans le port et accostent. Les émissaires sont repoussés par le chef de la police portuaire et essuient des coups de mitrailleuse. D’Argenlieu et un officier sont blessés. Boisson organise alors la résistance du port. Peu après, deux avisos essaient de débarquer mais essuient des salves de semonce. Dans le port de Dakar, les deux camps commencent à échanger des tirs. Plusieurs bâtiments sont touchés, dont le sous-marin français Persée, qui coule. De Gaulle et Cunningham se rendent compte qu’une entrée directe à Dakar est impossible. Dans l’après-midi, les Gaullistes tentent un débarquement à Rufisque et là aussi échouent. Dans un dernier message, de Gaulle avait espéré encore rallier les autorités. Mais Boisson lui avait répondu :
« Vous confirme que nous nous opposerons par la force à tout débarquement. Stop. Vous avez pris la responsabilité de faire couler le sang français, gardez cette responsabilité, ce sang a déjà coulé ».
De Gaulle renonce à engager à nouveau ses forces car il ne veut pas de bataille entre Français ou, selon certains historiens, parce que la force Y, une escadre française envoyée par Vichy pour rétablir l’ordre en Afrique équatoriale, n’est pas loin. L’amiral Cunningham reçoit l’ordre de Churchill de poursuivre les combats et donne l’ordre à Boisson de rallier de Gaulle.
« La France m’a confié Dakar » répond Boisson « je le défendrai jusqu’au bout ».
Les 24 et le matin du 25 septembre, les Anglais vont faire plusieurs tentatives pour forcer l’entrée du port. Ils renoncent à 9h30 et se retirent vers Freetown.
États de service de Pierre Boisson. FR ANOM Contrôle 177
Le bilan
La bataille de Dakar a fait près de 200 tués militaires et civils, et plus de 500 blessés. La ville de Dakar a été durement touchée. En tout, il y eut quatre bombardements de gros calibres et trois bombardements aériens.
États de service de Pierre Boisson. FR ANOM Contrôle 177
« L’histoire de l’épisode de Dakar mérite d’être étudié de très près parce qu’il constitue un exemple parfait non seulement de l’impossibilité de prévoir tous les imprévus de la guerre, mais encore de l’interdépendance des forces militaires et politiques et de la difficulté que présentent des opérations combinées ... cette opération apparut aux yeux du monde comme un exemple frappant de mauvaise préparation, de confusion, de pusillanimité et de désordre ».
(W. Churchill dans Le Figaro, 18 mars 1949). Malgré les attaques, Churchill défendra de Gaulle devant la Chambre des communes. Du côté américain, Roosevelt note que la tentative manquée du débarquement à Dakar confirme ses doutes quant à la lucidité de de Gaulle.
Le succès des forces vichystes est incontestable et ce premier combat entre Français va marquer les esprits. Pierre Boisson est un héros. Il reçoit un message personnel de félicitations du maréchal Pétain qui lui envoie sa photo dédicacée. « La France avec émotion et confiance suit votre résistance à la trahison de partisans et à l’agression britannique. Sous votre autorité Dakar donne l’exemple du courage et de la fidélité. La Métropole toute entière est fière de votre attitude et de la résolution des forces que vous commandez. Je vous félicite et je vous exprime toute ma confiance » (Pétain). Toutefois, dans un rapport adressé à Pétain le 21 octobre, Boisson juge la situation en AOF tendue et fragile.
États de service de Pierre Boisson. FR ANOM Contrôle 177
De Gaulle sort affaibli de cet épisode tragique :
« Les jours qui suivirent me furent cruels. J’éprouvais les impressions d’un homme dont un séisme secoue brutalement la maison et qui reçoit sur le tête la pluie des tuiles tombant du toit » (De Gaulle, Mémoires de guerre).
Mais ses compagnons lui restent fidèles. « Il n’est ni excessif ni prétentieux de dire que le général de Gaulle fut alors sauvé (ce sont les intérêts de la France qui furent sauvés) par l’inébranlable loyauté de ses soldats de l’expédition Menace et des coloniaux militaires et civils de l’Afrique centrale » (de Larminat). Le 27 octobre 1940, il lance à Brazzaville un manifeste annonçant la création d’un conseil de défense de l’Empire, organe de décision de la France libre.
Après plusieurs jours de combat, le Gabon rejoint la France libre. Les colonies ralliées forment désormais un bloc cohérent qui constitue une menace pour l’AOF et l’AFN, restées fidèles à Vichy. Il faudra attendre le 23 novembre 1942, 15 jours après le débarquement des Alliés à Alger, pour que l’AOF se range aux côtés des Alliés, rendant ainsi possible la préparation des opérations militaires en Méditerranée.